Jean-Bernard Lévy: « L’électricité est la principale solution au problème du climat »

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Propos recueillis par Vincent Giret et Philippe Escande
19.02.2016


De gauche à droite: Philippe Escande, Jean-Marc Jancovici (essayiste, spécialiste de l'énergie et du climat), Jean-Bernard Lévy (PDG d'EDF) et Vincent Giret. 
Jean-Luc Luyssen 



Face aux contraintes du dérèglement du climat et à la nécessité d’y faire face, comment voyez-vous évoluerla « planète énergie » dans les dix ans qui viennent ?


Jean-Bernard Lévy: Je voudrais dire une chose à laquelle je crois profondément : l’électricité est aujourd’hui la principale solution au problème du réchauffement climatique. Les émissions de carbone proviennent de nombreuses sources, en particulier dans le domaine du transport et du logement. La production d’électricité n’en représente qu’une partie. Et parmi les différentes sources d’émission de carbone, l’électricité est celle qui bouge le plus vite vers la décarbonation.


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En France, nous produisons de l’électricité – et cela fonctionne très bien – en émettant très peu de dioxyde de carbone (CO2). La moyenne européenne est à 325 grammes par kilowattheure contre 15 grammes pour l’Hexagone ! En Allemagne, le niveau de production est supérieur à 400 grammes par kilowattheure. Grâce à un bon mix énergétique et à un bon mix électrique, l’électricité peut donc produire très peu de carbone. Or, ce mix est essentiellement lié au nucléaire et aux énergies renouvelables: L’hydraulique, le solaire, l’éolien, la biomasse, etc. Du fait de cette bonne équation, nous dégageons très peu d’énergies fossiles, et l’électricité est la bonne solution. Nous devons tout faire pour substituer l’électricité à d’autres formes d’énergie, en particulier dans le secteur du logement et dans celui des transports.

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Sur le plan de l’équation financière, le nucléaire a pris deux coups sur la tête. Le premier est lié à la catastrophe de Fukushima, en 2011, et le second au chantier finlandais de l’EPR d’Olkiluoto, qui n’en finit pas de déraper et tourne au fiasco. La filière peut-elle s’en relever ?


J-B. L.: Le nucléaire dans le monde n’est absolument pas un fiasco. L’Agence internationale de l’énergie prévoit une très forte croissance de l’électricité d’origine nucléaire d’ici à 2040. Chaque année, les Chinois, qui avaient suspendu leur production à la suite de la catastrophe de Fukushima, commandent désormais entre six et huit centrales. Les Russes et les Américains en construisent également. Quant aux Finlandais et aux Français, ils bâtissent aussi des centrales. Enfin, de très nombreux pays qui ne produisent pas d’électricité d’origine nucléaire nous consultent malgré les vicissitudes de l’EPR.

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Nous sommes persuadés que nous assisterons à une croissance du parc nucléaire dans le monde. Pour ce qui concerne les difficultés rencontrées sur certains chantiers, j’en ai déduit que nous n’avions pas les moyens aujourd’hui d’avoir deux équipes tricolores qui jouent le rôle d’architecte ensemblier, ou d’ingénieur et d’intégrateur d’une centrale nucléaire. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé, en 2015, au gouvernement français qu’EDF reprenne les activités de réacteur d’Areva.

Pourtant, les logiques actuelles de prix et le montant énorme des investissements nécessaires ne jouent pas en faveur du nucléaire. Cette technologie ne risque-t-elle pas d’être condamnée en raison de son coût ?

J-B. L.: Je ne le crois pas, mais elle est en effet mise en péril par le mode de régulation retenu pour le moment en Europe. Il a conduit à un effondrement des prix de l’électricité, de 40 à 26 euros le mégawattheure (MWh), après avoir atteint 60 euros en 2011-2012.

La consommation d’électricité n’augmente pas sur le Vieux Continent, alors que l’offre progresse en raison des énergies renouvelables subventionnées. La croissance du marché s’établit à 2 % ou 3 % par an, alors que la consommation n’augmente pas. La situation se régule avec un prix de vente correspondant au coût marginal du dernier outil de production, c’est-à-dire de la dernière usine fonctionnant au prix de la demande.

La question se pose donc de savoir comment justifier un investissement à temps long dans le nucléaire lorsque les signaux de prix sont bas. Lorsque le marché est déséquilibré, il faut garantir un prix pour le nucléaire comme pour les énergies renouvelables. C’est le choix retenu, à juste titre, par les Britanniques.

La filière française du nucléaire est en cours de réorganisation. La loi de transition énergétique votée à l’été 2015 par les députés se donne pour objectif de ramener la part du nucléaire de 75 % à 50 % d’ici à 2025. Est-ce réaliste, utile et faisable ?

J-B. L.: La loi de transition énergétique vise à développer fortement l’électricité à base d’énergie renouvelable et à promouvoir l’électricité par rapport à d’autres formes de consommation d’énergie. (…) Le marché de l’électricité peut donc continuer de croître. À l’horizon 2025, le gouvernement français doit résoudre cette équation par la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE).

Paris a indiqué vouloir lancer bientôt un débat pour montrer comment gérer ces équilibres. Ce n’est pas incompatible avec le nucléaire (…). Notre parc doit continuer de fonctionner au niveau actuel. La puissance globale de 63 gigawatts est un plafond, mais aussi un plancher. Nous avons des investissements pour le renouveler et le rendre plus efficace. Il a été conçu avant Fukushima, un accident dont nous avons tiré les leçons. L’Autorité de sûreté nucléaire nous demande aujourd’hui de les appliquer.

La France a-t-elle raison de vouloir à tout prix exporter son nucléaire ?

Jean-Marc Jancovici: Depuis vingt ans, les dirigeants politiques ont fait beaucoup de mal à notre potentiel nucléaire dans l’Hexagone et à l’export. Ils l’ont souvent sacrifié au nom d’arrangements très politiques. Ces petits jeux nous ont privés d’une partie des marchés étrangers. La France pourrait être beaucoup plus forte aujourd’hui. Elle est certes présente en Chine, mais, ailleurs, elle se fait tailler des croupières par des acteurs dont les offres sont financées, comme celles des Japonais. Nous avons fait des choix qui ne correspondent pas à des organisations simples, robustes et efficaces.

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L’Allemagne a fait un autre choix, en décidant d’abandonner le nucléaire. Vous considérez, M. Jancovici, que cette décision est coûteuse et contre-productive en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Pour quelles raisons ?

J-M.J.: J’ai étudié comment les émissions de l’Allemagne ont évolué de 1995 à nos jours. J’ai donc pris en compte les investissements totaux dans les énergies renouvelables, auxquels j’ai ajouté les coûts annexes. En première approximation, lorsque l’on investit un euro dans une éolienne ou un panneau solaire, il faut ajouter 0,7 ou 0,8 euro en coûts d’infrastructure – pour le renforcement du réseau, la création de postes sources, la construction de tranchées, etc. En faisant ce calcul, les investissements bruts de l’Allemagne ont été proches de 300 à 350 milliards d’euros sur les énergies renouvelables.

En France, la puissance installée est d’environ 60 gigawatts d’énergie nucléaire. Une centrale neuve coûte de 6 à 7 milliards d’euros, ce qui donne un total de 250 milliards d’euros pour remplacer tout le parc existant, auxquels il faut ajouter 100 milliards d’euros de coûts divers, soit la même somme, 350 milliards d’euros ! Pour ce prix, les Allemands sont passés de 4 % à 28 % d’électricité renouvelable dans leur mix, dont une partie est consommée en interne, une autre étant exportée, lorsque le vent souffle et le soleil brille. Et ils ont continué à investir dans le charbon. Aussi, 8 % de leur électricité vient du biogaz, ce pour quoi les Allemands ont mis en culture 1 million d’hectares de maïs de fourrage destiné aux méthaniseurs.

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L’Allemagne, qui présente un solde exportateur de 200 milliards d’euros net par an et dont la population décroît, peut se permettre, pour le moment, de privilégier ce mix, extrêmement coûteux. Mais nous verrons combien de temps cela durera. Cependant, même avec des centaines de tétrawattheures, nous n’aurons jamais un système totalement éolien et solaire, compte tenu de l’intermittence. Je considère que la question du droit des Allemands de décider seul d’un programme qui met en difficulté les pays voisins se discute.

M. Lévy, la politique énergétique allemande va-t-elle dans le mur, comme le dit M. Jancovici ?

J-B. L.: En 2015, l’Allemagne a mis en service l’équivalent de deux EPR, ou plus de 3 000 mégawatts, en centrales à charbon neuves. Elles émettent beaucoup de gaz à effet de serre. Le tournant énergétique outre-Rhin est censé respecter les engagements de Berlin en matière de décarbonation, mais tout le monde s’interroge sur la capacité de l’Allemagne à respecter ses engagements…

Le plan « Cap 2030 » prévoit de doubler les capacités d’EDF dans les énergies renouvelables en Europe d’ici à quinze ans. Pourquoi ce choix et comment comptez-vous atteindre cet objectif ?

J-B.L.: Nous avons l’intention de doubler ces capacités au-delà de l’Europe. Un point fort de la stratégie « Cap 2030 » est qu’on ne peut pas rester à 95 % un groupe européen comme nous le sommes aujourd’hui. La croissance économique et démographique a lieu en dehors du Vieux Continent. Nous devons chercher l’activité là où la croissance est la plus importante. Notre stratégie consiste à développer des énergies renouvelables, de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire, notamment dans les pays où la nature a donné des prix plus bas et des conditions d’accueil plus favorables.
Philippe Escande, Jean-Marc Jancovici, Jean-Bernard Lévy et Vincent Giret dans l'auditorium du "Monde", le 18 février, dans le cadre du Club de l'économie "Le Monde". 
Jean-Luc Luyssen 


Dans la plupart des pays du monde, nous construisons des projets d’énergies renouvelables avec un horizon de deux à trois ans. En France, il faut sept ans pour créer des fermes éoliennes banalisées en tenant compte des recours… Le soleil est tellement fort et présent dans certains pays que le prix de production est très compétitif, notamment dans les territoires où une partie peut être consommée sur place, même s’il n’y a pas de réseau.

M. Jancovici, vous donnez l’impression que nous sommes victimes d’une sorte d’hallucination collective sur le potentiel des énergies renouvelables. N’est-ce pas un peu exagéré ?

J-M.J.: Quand on pense aux énergies renouvelables en France, on pense d’abord à l’éolien et au solaire. Or, l’énergie renouvelable électrique qui a le plus augmenté dans le monde est l’hydraulique. Elle représente cinq à six fois la production éolienne dans le monde. Cela reste de très loin la première production.

Les énergies renouvelables dépendent de la géographie. En Suède, pays de 9 millions d’habitants sur 350 000 kilomètres carrés composés à 70 % de forêts, il est extrêmement facile d’avoir énormément d’énergies renouvelables dans l’approvisionnement. Cela n’empêche pas les Suédois d’être les principaux consommateurs d’électricité nucléaire par personne en Europe, devant les Français. Vous avez énormément de biomasse pour faire tourner l’industrie et alimenter le chauffage. On pourrait faire quasiment 100 % d’énergies renouvelables si la France ne comptait que 10 millions d’habitants.

La question de l’approvisionnement en énergies renouvelables dépend de la géographie, mais la démographie ne dépend pas essentiellement de la géographie. Chaque pays a ses singularités. Le développement du solaire au Maghreb me semble extrêmement pertinent. Mon argent de contribuable devrait être utilisé pour produire du solaire sur la rive sud de la Méditerranée pour aider ces pays, plutôt que de prétendre remplacer en France une partie du nucléaire par du solaire, ce qui ne présente aucun intérêt.

Mais attention, je ne suis pas contre les énergies renouvelables par principe ni pour le nucléaire par principe. Je dis simplement que nous entrons dans un monde fini, où nous devons privilégier ce qui utilise le moins d’énergies fossiles par euro investi.
Le remplacement du nucléaire par le solaire photovoltaïque et l’éolien mène à l’exact inverse. Le coût de CO2 évité par le photovoltaïque est de plusieurs milliers d’euros par tonne. En passant des logements énergivores au fuel à des systèmes avec pompes à chaleur, nous passerions de 0 à 20 tonnes de CO2 évitées. Ce genre de décision serait bonne pour la planète et pour l’économie. Il est beaucoup plus urgent de subventionner ce type de solutions que le développement des éoliennes et des panneaux solaires.


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