Écrire la violence sociale. Entretien avec Annie Ernaux

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Manuel Cervera-Marzal
01/08/2016
Dans quelle mesure l’inscription dans le monde social – une origine populaire, le statut de femme, etc. – conditionne-t-elle l’activité littéraire ? Quel rapport l’écriture littéraire entretient-elle avec l’engagement politique ? Comment décrire les groupes dominés et écrire la violence sociale – ordinaire et omniprésente, notamment sous la forme de ce que Bourdieu nommait la « violence symbolique » ? Quelles différences entre l’écriture sociologique et l’écriture littéraire ? L’écriture de soi peut-elle permettre, et sous quelles conditions, de révéler les mécanismes inégalitaires et la violence qui traversent et structurent le monde social ? Comment peut-elle être un moyen de lutter contre la domination ou, du moins, de rendre justice aux dominé·e·s ?
Ce sont toutes ces questions, et d’autres, que l’écrivaine Annie Ernaux – auteure notamment de Les Armoires vides (1974), La Place (1983), ou plus récemment Les Années (2008) et Regarde les lumières mon amour (2014) – abordent dans cet entretien avec Manuel Cervera-Marzal.


Le processus d’écriture
M.C-M. : Annie Ernaux, vos études de lettres et votre réussite aux concours de l’enseignement vous ont permis d’échapper au milieu de votre enfance. Pourtant, ce dernier reste déterminant dans votre écriture. Pensez-vous que l’origine populaire de votre famille vous a conduite à écrire différemment des écrivains issus d’un milieu privilégié ?
A.E. : J’aurais une remarque préliminaire. Votre question indique au fond, de façon sous-entendue, que l’écrivain d’origine populaire est de facto en situation autre, en situation dominée. Vous ne poseriez probablement pas cette question à un écrivain ou une écrivaine issus de la bourgeoisie. Ils sont pourtant la majorité, mais jamais on ne leur demande : « Est-ce que l’origine de votre famille vous a fait écrire différemment ? ». Il y a aussi autre chose : des écrivains de la même origine que moi, que j’ai connus, refuseraient de répondre à votre question parce qu’ils ne veulent surtout pas apparaître comme des écrivains différents des autres.
Après ce préalable – qui signifie d’une certaine façon que je ne veux pas être dupede la situation compliquée dans laquelle se trouve le transfuge – je peux répondre à votre question car je sais bien dans quelle zone je me situe. Donc : je ne sais pas si j’ai été « conduite à écrire différemment ».  Ce qui est certain, c’est qu’au départ je n’en avais pas conscience. Celle-ci est venue à partir du moment où mon premier livre, Les Armoires vides (1974), a été publié. Mais pas en l’écrivant. C’est une nuance importante. À ce moment-là, je sais que ce que j’écris est plutôt atypique, mais je ne me pose pas la question de l’écriture elle-même ni celle d’une trace, dans l’écriture, de mon origine populaire. Quand j’écris ce livre, je ne sais pas si je vais être publiée. C’est donc après la publication que j’ai été renvoyée à une façon d’écrire différente, violente était-il dit dans les critiques. Puis je me suis mise à assumer totalement cette façon d’écrire avec le livre La Place (1983), dans lequel je refuse la fiction.

M.C-M. : Dans vos entretiens avec la réalisatrice Michelle Porte, vous confiez la chose suivante : « Je n’ai jamais pensé, voilà, je suis une femme qui écrit. Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit ». En diriez-vous autant du milieu social dont vous provenez ? Reste-t-il quelque chose de vos grands-parents paysans et de vos parents ouvriers devenus petits commerçants dans l’écrivaine que vous êtes devenue ?
A.E. : Ce sont deux questions qui se posent. J’ai toujours répondu qu’être femme n’était pas le sujet. Forcément, la condition sociale et la condition de femme – je ne parle pas d’une « essence » mais bien d’une « condition » – sont toutes deux sensibles dans ce que j’écris, elles m’ont façonné. Je ne peux pas les rayer et dire qu’elles n’ont rien à voir. Dans mon rapport au monde, tout d’abord, il reste quelque chose de mes grands-parents paysans et de mes parents ouvriers. Par exemple la peur, celle de ne pas avoir assez d’argent pour vivre et il ne faudra compter sur personne pour en avoir. Une méfiance générale vis-à-vis des autres, les puissants mais pas seulement – je ne sais pas si c’est spécifique de la Normandie, dont je suis originaire – un pessimisme social. Quelque chose de ces peurs, de cette méfiance, passe dans l’écriture, dans la froideur de l’analyse. La peur du manque, elle, a joué dans mon choix de ne jamais quitter le métier de prof.

M.C-M. : En raison de la stabilité que cela représente ?
A.E. : Oui. J’avais deux enfants à élever seule. Et j’avais une autre peur, celle d’être obligée d’écrire.

M.C-M. : Le fait de rester prof fait que vous n’étiez pas obligée d’écrire pour subvenir à vos besoins, que vous étiez libre d’écrire quand vous en aviez envie ?
A.E. : C’est ça. L’idée qu’il faille rendre un manuscrit tous les ans ou tous les deux ans me terrifie. J’ai senti très vite que je ne pouvais accepter cette contrainte. Que j’avais besoin de temps pour le mûrissement d’un texte, pour son écriture. Alors, si je faisais de l’écriture mon métier, le seul, j’aurais obligatoirement envie que mes livres se vendent. Il me semble que ce désir, cette nécessité matérielle, conditionnent obscurément ce qu’on écrit, l’entache. Ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde, je ne sais pas.

M.C-M. : On dit souvent que votre œuvre témoigne avec force du réel, qu’elle offre aux lecteurs un regard acerbe sur la violence des classes sociales et de la domination masculine. Mais pour vous, auteur, l’écriture n’est-elle pas au contraire une façon de vous évader du réel, de vous arracher aux assignations de genre et de classe ?
A.E. : Non, ce n’est pas une façon de m’évader du réel. C’est au contraire, et toujours, une plongée dans le réel. Mais il est vrai que c’est, en même temps, comme  pour tout écrivain, une façon de s’arracher aux assignations de genre et de classe. Mais l’accueil de la critique m’y ramène  souvent, de façon insidieuse. Je suis très frappée en ce moment par ce qui est dit à propos d’Edouard Louis, toutes les interviews le ramènent à « vous êtes un OVNI ! ». Quelque part, il n’est pas légitime. Edouard Louis me dit qu’il est dévasté, mal aimé, et je lui réponds « mais vous ne serez jamais aimé ». On ne l’a pas admis. Comme aurait dit Bourdieu : « Où est son billet d’entrée ? ». En écrivant, on s’approprie cette légitimité mais elle peut à tout moment être remise en question. J’ai dû longtemps préciser que j’étais agrégée. Ça légitimait. « Elle est des nôtres », se disaient-ils.
C’est peut-être encore plus compliqué pour l’assignation de genre, parce qu’elle traverse toutes les classes sociales et qu’elle est une composante de la réception sexiste de la littérature. Celle-ci se voit par exemple dans les sélections de livres pour les prix, où les hommes sont parfois seuls présents ! A la parution de Passion simple, c’est en tant que femme qui écrit de façon supposée non « féminine » que j’ai été attaquée mais aussi de façon cryptée en tant que l’écrivain transfuge qui avait écrit La Place.

M.C-M. : La Honte, que vous publiez en 1997, s’ouvre sur cette scène traumatisante : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi » et se conclut sur cet aveu : « J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable ». En quoi la honte est-elle motrice dans le désir d’écrire ?
A.E. : La phrase que vous citez continue ainsi : « Mais quelle honte pourrait m’apporter l’écriture d’un livre qui soit à la hauteur de ce que j’ai éprouvé dans ma douzième année ? ». Ce processus, désir de honte, mais impossibilité que la honte écrite soit égale à la honte réelle, je l’ai vérifié avec nombre de mes livres. Dont le prochain, Mémoire de fille. A chaque fois je suis le jouet d’une illusion : c’est avant l’écriture, dans le projet, qu’il y a la honte. Puis je fais le livre, quelque part je suis obligée de le faire, et il n’y a pas de honte dans l’écriture. Je crois toujours que je vais être morte de honte à la sortie, mais il ne se passe jamais rien. Je ne suis jamais morte de honte parce que, justement, l’écriture ce n’est pas la vie. La honte est motrice dans le désir d’écrire mais elle ne correspond pas à la honte telle qu’elle vous emplit, telle qu’elle agit et qu’elle reste, malgré tout, après l’écriture. Elle reste ineffaçable mais d’avoir été écrite, elle est comme dissoute, partagée avec les autres, en quelque sorte. J’écris la honte avec l’idée qu’elle trouvera ne fût-ce qu’une personne pour la comprendre. C’est ce sentiment-là qui m’anime. Dans mon premier livre, Les Armoires vides, je n’ai pas eu de honte à surmonter en l’écrivant puisque je ne savais pas s’il serait publié. Cela change tout. Quand deux éditeurs ont accepté le manuscrit, j’étais dévastée, d’un seul coup je me rendais compte de ce que j’avais écrit. La Place a été un tournant, puisque j’ai assumé pour la première fois un « je » hors de toute fiction, et que je ne suis jamais revenue là-dessus, décidant de me confronter frontalement à la réalité, donc, en un sens, à la honte.

M.C-M. : Vous évoquiez Edouard Louis. En 2014, la parution d’En finir avec Eddy Bellegueule a ressuscité le débat entre misérabilisme et populisme, entre ceux qui traitent les dominés en victimes et ceux qui les considèrent comme des héros. Est-on condamné à naviguer entre ces deux écueils ? Peut-on trouver le ton juste pour parler des ouvriers ?
A.E. : Cette question restera toujours ouverte. Le fil entre les deux écueils est extrêmement ténu. En finir avec Eddy Bellegueule a soulevé cette question mais le problème n’est pas là. Si Edouard Louis avait écrit la même chose sur des gens qui n’auraient pas été ses parents, la réception aurait été différente. C’est cela qu’on lui reproche, ce qu’il a dit de sa famille. J’ai eu la même expérience avec Les Armoires vides. Ce type de critiques venait notamment de journaux communistes : « Elle s’en prend à ceux qui lui ont permis de faire des études ». Alors peut-on trouver le ton juste ? On a dit que je l’avais eu pour parler de mon père dans La Place, mais je ne suis pas certaine d’avoir réussi. Peut-être que plus tard on trouvera que je ne l’ai pas eu. Le jugement dépend de l’époque.

M.C-M. : Durant le processus d’écriture, prenez-vous en compte les potentiels reproches de misérabilisme qu’on risque de vous adresser ? Autrement dit : réfléchissez-vous à la bonne façon de parler des ouvriers ou est-ce seulement une question que la société vous impose, qui vous vient de l’extérieur ?
A.E. : Ce n’est  pas une petite question… Je situe mon écriture au présent, par rapport à mon temps. Je suis obligée de tenir compte des croyances de mon époque, de me situer par rapport à elles. Je le fais de façon plus ou moins consciente. Ce n’est pas la première chose à laquelle je pense lorsque j’écris, mais c’est implicite. Dans mon prochain livre, ce que je raconte traite de la fin des années 1950 et de l’époque actuelle. Entre les deux, la société a connu une révolution totale sur le plan sexuel. Ce qu’on attend des filles, des femmes, a complétement changé. Je ne pouvais pas ne pas y réfléchir et j’aborde clairement cette question à différents endroits du livre. Dans Regarde les lumières mon amour,je parle beaucoup des femmes voilées pour, dans un contexte de la société française qui leur est en ce moment très hostile, changer le regard du lecteur sur elles. Il y a donc toujours un côté actuel dans l’écriture.

Thèmes
M.C-M. : Votre œuvre accorde une dignité à des phénomènes ordinairement ignorés par la littérature, comme l’avortement, la violence domestique, les foules anonymes du RER, les clients du supermarché. Cette façon de mettre à mal les hiérarchies littéraires semble dotée d’une portée politique. Quels rapports entretiennent à vos yeux la littérature et l’engagement politique ?
A.E. : Quand à vingt ans, j’imaginais écrire, je parlais d’écrire pour « venger ma race », c’était déjà quelque chose de politique, mais mal compris, très naïf : je pensais qu’une fille d’ouvriers qui écrit un roman, quel qu’il soit, cela en fait un acte politique. Je ne vois pas du tout que, d’une certaine façon, cela conforte les hiérarchies culturelles. Dix ans plus tard, en écrivant Les Armoires vides, il s’agit au contraire de dévoiler comment l’institution scolaire participe du monde dominant et arrache les enfants des classes dominées à leur monde d’origine. A ce moment-là, je suis devenue professeur et je ressens toute la violence culturelle qui est faite à l’école à ces enfants. Avec ce premier livre je m’inscrivais dans une écriture politique, c’est-à-dire qui met en question ce que l’on vit, voit. Je ne peux pas concevoir une écriture qui ne m’engage pas et n’engage pas du même coup le lecteur.

M.C-M. : Votre avant-dernier livre, Regarde les lumières mon amour, est un journal de vos visites au centre commercial des Trois-Fontaines de Cergy. D’où vous est venue l’idée d’écrire sur l’hypermarché ?
A.E. : Les hypermarchés sont des endroits qui me fascinent. Cela vient peut-être de l’enfance, d’une familiarité avec ce que mes parents épiciers appelaient « la clientèle » et qui, pour moi, était une communauté de gens, avec leurs histoires, avec leurs moyens financiers, souvent faibles. D’une certaine familiarité aussi avec la « marchandise » qui occupait tout l’espace ou presque, de la maison, avec les choses. D’où un regard chargé de mémoire enfantine sur des lieux marchands dont j’ai vécu la transformation des années 60 à aujourd’hui, du petit self-service à l’hyper de plusieurs milliers de m². Je les considère vraiment comme des lieux de mémoire et des lieux de vie. C’est là qu’intervient l’engagement politique : refuser l’imaginaire bobo et élitiste qui dénigre les hypermarchés, ne leur trouve rien qui sollicite l’intérêt. Ce n’est pas l’objet en lui-même qui est leur cible, c’est la foule qui les dérange, les gens qu’on y croise, la promiscuité. A Paris, on trouve surtout des petites surfaces, comme Monoprix qui, après avoir incarné le bas de gamme, est aujourd’hui très chic. L’hypermarché est une réalité de la province et de la banlieue. Ce livre constitue, certes, un travail annexe, sollicité par Pierre Rosanvallon, mais qui a le sens d’une réaction politique face à un imaginaire méprisant, d’une réhabilitation d’un espace fréquenté par toutes les classes sociales. Je ne sais pas si j’y suis forcément parvenue. Mais il a été beaucoup lu.

M.C-M. : Lors d’une scène se déroulant devant l’étal de la poissonnerie d’Auchan, vous écrivez : « Une femme noire en longue robe à fleurs s’arrête devant, hésite, s’en va ». Dès le paragraphe suivant, vous avouez avoir hésité à préciser la couleur de sa peau. Que révèle selon vous ce type de dilemme ?
A.E. : Si j’avais fait mes courses dans un hypermarché à Bamako, une écrivaine malienne m’aurait décrite comme étant « une femme blanche ». Donc je me suis décidée à écrire la couleur de peau de cette femme. Mais c’est compliqué, car les deux situations ne sont pas complétement identiques vu que dans l’hypermarché actuel, en 2012, dans le contexte de l’époque, qui s’est encore durci depuis, on va tout de suite répondre : « Ah mais évidemment, dans ces lieux-là, il n’y a que des immigrés ou des descendants d’immigrés ». Alors qu’il y a des Antillais, Français donc. Mais il s’agit de racisme. En 1989 à Auchan, une femme, plutôt âgée, a dit tout haut d’une jeune femme noire « Elle ferait mieux de retourner dans son pays ». Ma réaction – « Mais Madame, elle est peut-être Française ! » – a paru la laisser stupéfaite, ou incrédule. Vous voyez, ces choses-là ne sont pas nouvelles. Dans ce contexte, j’ai aussi parlé des femmes qui portent un voile, non parce qu’elles seraient nombreuses, mais pour introduire la légitimité de leur choix. Demander de le retirer est une résurgence du colonialisme. Bizarrement, les critiques littéraires ont évité soigneusement d’évoquer cet aspect du livre. En fait, c’est piégé de décrire actuellement la réalité multi-ethnique de la société, qu’on dise ou qu’on ne dise pas la couleur de peau d’une personne. Cela est symptomatique de la dérive  inquiétante de la France.

M.C-M. : Vos livres ont une dimension sociologique indéniable. Vous mettez votre intimité au service du dévoilement de mécanismes collectifs plus généraux. Comment concevez-vous l’articulation entre subjectivité et société ? Comment faire en sorte que le « moi » n’empiète pas sur le « nous », et inversement ?
A.E. : Il me semble que c’est une question de posture, de distance : considérer que ce qui m’arrive, m’est arrivé, comme susceptible d’être situé sociologiquement, historiquement, tout en partant de la trace sensible et personnelle qui me fait écrire les choses. C’est se sortir du singulier dans tous les sens du terme. Peut-être est-ce plus facile pour les transfuges de classe, qui ont vécu dans un monde puis dans un autre, si bien que, plus qu’à d’autres, l’identité fait question. Même dans un domaine aussi intime que la passion, je n’ai pas pu écrire autrement que d’une façon clinique, observant ce que je fais et éprouve comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre (Passion simple, 1992).

M.C-M. : En 1972, la lecture de l’ouvrage des Héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron a produit sur vous une forte impression. Après plusieurs années de disette, vous vous sentez à nouveau « autorisée » à écrire. Vous entamez la réalisation d’un projet littéraire longtemps repoussé, qui aboutit deux ans plus tard à la publication des Armoires vides. Au départ, il y a donc une influence de la sociologie sur la littérature. Quarante ans plus tard la relation s’est inversée : des sociologues consacrent leurs recherches à l’œuvre et à la vie d’Annie Ernaux. Cela vous inspire-t-il quelque chose ?
A.E. : J’en suis heureuse. D’une certaine façon, il était logique que ce qui était venu de la sociologie y retourne mais d’une autre façon, incarnée si je puis dire dans la diversité et l’épaisseur d’une vie singulière, et sous forme de vérité sensible. Mes textes ne sont pas des démonstrations de la justesse de la sociologie de la domination mais ils apportent à celle-ci des éléments venus de l’expérience personnelle.

M.C-M. : Certains enquêtés ressentent parfois violemment le fait d’être « objectivés » sous la plume du sociologue. Dans un cas extrême, certains disent que le sociologue les a traités comme des « souris de laboratoire »…
A.E. : Oui, à cet égard l’avantage de l’écrivain sur le sociologue est que ses lecteurs sont libres de se reconnaître, ou non, dans son livre. La reconnaissance peut cependant être violente. Plusieurs lecteurs de mes livres m’ont dit ne pas en avoir dormi de la nuit, avoir été bouleversés. Mais, pour eux, c’était très libérateur. Et je crois que cela est l’avantage de ce qui relève du littéraire : on peut accepter ce qui est raconté, puisque c’est un autre, une autre, qui se raconte, qui va au fond des choses. L’analyse ne passe pas par lui mais par quelqu’un d’autre. Il n’est donc pas objectivé. C’est cela l’avantage de mes livres sur des ouvrages proprement sociologiques.

M.C-M. : Ce type de témoignage – « je n’en ai pas dormi de la nuit et, en même temps, quel soulagement » – est ce qu’il y a de plus gratifiant pour un écrivain ?
A.E. : Bien sûr, c’est le plus fort. C’est la preuve que la littérature n’est pas inutile. Vous savez, il est difficile d’écrire. Donc constater que cela sert à quelque chose, à quelqu’un, c’est important. Ce sentiment d’utilité compte beaucoup pour moi. J’ai été très marquée par ma mère dont le credo a toujours été « être utile ». Les femmes à la maison, surtout les femmes bourgeoises, représentaient, pour ma mère, les inutiles par excellence. J’ai été élevée dans une espèce de mystique du travail. C’est quelque chose qui ne m’a jamais quitté. Là-dessus, les témoignages des lecteurs, qui prouvent que mon travail leur a été utile, sont essentiels. Ce genre de lettres me bouleverse beaucoup. C’est tout de même inouï : quelqu’un qu’on ne connaît pas et qui vous écrit que votre livre a changé leur vie... Il m’est arrivé de lire des témoignages de lecteurs japonais – qu’on m’avait traduits bien entendu – qui disaient se reconnaître dans La Place et Une FemmePassion simple aussi. Ca a été une formidable  surprise et une grande gratification.

Origine sociale
M.C-M. : Les transfuges de classe vivent une situation souvent décrite comme difficile, voire douloureuse : ils ne se sentent pas à leur place dans leur milieu d’arrivée et plus à leur place dans leur milieu d’origine. Ce déchirement offre-t-il un regard privilégié sur le monde, une intelligence sociale particulière ?
A.E. : Oui, ils ont souvent un regard plus aigu et distancié sur le monde social mais encore faut-il qu’ils aient assumé leur situation de transfuge et d’abord qu’ils en aient conscience, qu’ils ne soient pas dans le déni. Sinon, on est livré aux sensations, aux émotions, à la honte par exemple, au dénigrement de soi ou à l’inverse à la surévaluation de son mérite individuel. Il y a une phrase de Sartre dans Questions de méthode qui me paraît définir ce transfuge qui n’a pas conscience de sa situation : « Dans un monde de l’aliénation, le vainqueur individuel ne se reconnaît pas dans sa propre victoire ».
La philosophe Chantal Jaquet a lancé le terme de « transclasse », (Les transclasses ou la non-reproduction, 2014), moins stigmatisant que « transfuge », avec sa connotation de traîtrise volontaire. Laquelle me gênait, il y a trente ans, quand je devais expliquer ce qu’était un transfuge de classe, car cette notion sociologique n’avait pas encore pénétré la société. J’étais obligée de préciser qu’on ne décide pas un beau jour de s’évader de sa classe sociale,  que cela s’accomplit au travers de processus – la réussite dans les études, la fréquentation d’une classe sociale supérieure, etc. – qui, largement, ne dépendant pas de la volonté ni de la responsabilité individuelles. Je trouve donc ce déplacement de vocabulaire légitime. Cela dit, avant même d’avoir connaissance du mot « transfuge » – qu’un sociologue m’a appris – je ressentais mon passage du monde populaire au monde petit-bourgeois en termes de trahison et je l’ai formulé ainsi en choisissant  pour exergue de La Place cette phrase de Jean Genêt : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ».

M.C-M. : Ecrire sur la classe ouvrière est-il un moyen de préserver un lien avec ceux que vous avez quittés, de compenser le sentiment de trahison ? Peut-on interpréter vos livres comme une contribution à la mémoire collective de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » (Saint-Simon) ?
A.E. : Il y a tout cela dans mon écriture, je crois. Rétablir un lien que je me suis mise à refuser à l’adolescence, détestant par exemple que ma mère revendique, auprès de la directrice du pensionnat, avoir été ouvrière durant toute sa jeunesse, « Vous savez, ma Sœur, je n’en rougis pas ! ». Et moi, intérieurement, je me disais : « Mais elle n’a pas besoin de dire ça ! », comme si elle avouait, malgré elle, une infériorité. Ecrire, c’est justement me donner le droit, non seulement de dire ça, mais aussi de dénoncer les hiérarchies, la domination culturelle qui font que, implicitement, une ouvrière est au bas de l’échelle sociale. C’est vouloir retourner l’indignité sociale en dignité, rendre justice aux dominés.

M.C-M. : Vers l’âge de 20 ans, vous notez sur la page d’un cahier : « J’écrirai pour venger ma race », pour rendre justice à la souffrance des dominés. L’écriture est-elle parvenue à apaiser ce besoin de vengeance ?
A.E. : Non, cela voudrait dire qu’il n’y a plus de souffrance sociale à venger, ou que je considère « en avoir assez fait » en écrivant quelques livres. Je reste habitée par la colère et il faut le dire, l’impuissance, devant le gouffre qui sépare des catégories de population et l’absence de solution politique. Ce que je veux dire, c’est que, parmi toutes les options qui s’offraient à moi, pour l’usage de ma vie, écrire est, me semble-t-il, ce que je pouvais faire de plus étendu, dépassant le singulier et le familial : être le scribe d’une histoire vouée à l’indifférence et à l’oubli. Sans doute, dans le temps où j’ai été prof de lycée et collège, je considérais que je me trouvais, sinon à la naissance des inégalités, du moins à leur reproduction et qu’il y avait là une lutte à mener. Je n’ai jamais eu des classes prestigieuses dans des établissements « réputés » de centre-ville, mais toujours des classes techniques ou de collège en périphérie de villes moyennes, et je mesurais quelle difficulté représentait l’acquisition d’un langage et de codes qui n’étaient pas ceux de leur milieu, comme j’en avais fait l’expérience moi-même. Mais rien ne semblait – ne semble toujours pas – pouvoir ébranler ce système de sélection, qui produisait guère plus d’un ou deux « miraculés » par classe. Je dirai que, d’une certaine façon, j’ai déplacé dans l’écriture ce que je ne pouvais faire comme enseignante, que je n’aurais pas écrit les livres que j’ai écrits, et comme je les ai écrits – Les Armoires vides surtout – si je n’avais pas été prof de lettres dans ces classes.

M.C-M. : Vous dites, dans La Place, que le décès de votre père est un événement déclencheur, qui vous a insufflé le désir d’écrire au sujet de votre vie, de la sienne et de « cette distance venue à l’adolescence entre lui et moi ». Écrire est alors une façon d’examiner l’écart qui s’est instauré avec votre famille. Mais ne serait-ce pas également une façon de creuser cet écart ?
A.E. : Si nous parlons de l’écart réel avec les membres de ma famille, l’écriture ne l’a pas creusé, bien au contraire, dans la mesure où ils ont éprouvé un sentiment que quelque chose était réparé dans leur vie, que leur existence était reconnue dans un livre. L’écart a été creusé tôt entre nous, à partir du moment où j’ai été celle qui ne va pas « au certificat » mais qui poursuit des études, l’écart que tous nous  ressentions – et moi la première – entre les manuels et les intellectuels. Mais ma famille – élargie – a eu conscience de cet écart avant moi. J’étais très liée avec une cousine qui avait trois ans de plus que moi et qui, après son certificat d’études obtenu à grand peine, est devenue sténodactylo, ce qui était d’ailleurs très valorisé par rapport à la condition ouvrière. Un jour – j’étais en quatrième ou en troisième – elle m’a dit : « Toi tu vas continuer tes études et on ne se parlera plus ». J’étais stupéfaite : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? ». Finalement, elle avait raison. Nous avons eu de moins en moins de goûts en commun. A cette époque, comme nous voulions, chacune, à toute force, les faire partager à l’autre, elle m’avait fait lire une histoire qui l’avait émue à pleurer. Je n’avais éprouvé que de l’ennui. Inversement, je lui avais passé un roman qui m’avait énormément plu et touchée, d’une Anglaise, Marghanita Laski, Un Petit garçon perdu. Elle avait détesté. A ce moment-là, je n’avais pas conscience que nos goûts étaient déjà induits par une différence scolaire et que, comme je l’ai vérifié en relisant il y a quelques années ce roman de Marghanita Laski, je pouvais être sensible à sa force littéraire. Nous avons cessé progressivement de nous fréquenter, elle s’est mariée et je suis allée à l’université.
Pour les miens, que j’écrive des livres n’a jamais fait que confirmer l’écart creusé par les études. Tout cela renvoie pour eux à un même univers, qui n’est pas le leur, vis-à-vis duquel existe une grande méconnaissance. Il faut un exemple. Après avoir reçu le Prix Renaudot et qu’on m’ait vue à « Apostrophe », une autre de mes cousines qui était aide-soignante en gériatrie, m’a dit : « Oh tu dois connaître plein de gens ! Tu vois Collaro ? ». Stéphane Collaro, c’était le créateur du « Bébête show », un amuseur qui n’avait rien à voir avec Bernard Pivot. Mais pour ma cousine, Collaro et moi étions du même « autre monde ».
Aujourd’hui, il y a quelques autres transfuges, ou transclasses, dans ma famille, des petites-cousines. Avec elles, je partage une sorte de double lien.

Parents
M.C-M. : En devenant écrivaine, vous avez forcé l’admiration de votre mère. Cela a-t-il aussi introduit une sorte de jalousie ou de ressentiment dans votre relation, au sens où vous avez accompli un rêve qui lui est toujours resté inaccessible ?
A.E. : Indépendamment de la différence culturelle, il y avait beaucoup de violence et en même temps de connivence entre ma mère et moi. Pendant toute sa vie, jusqu’à sa maladie d’Alzheimer, nous nous sommes affrontées. Nous avions sans doute beaucoup de points communs. Écrire des livres, c’était bien un rêve pour elle, qu’elle m’a avoué presque en rougissant quand j’avais 22 ans et que je lui ai dit avoir envoyé un manuscrit à un éditeur : « J’aurais bien aimé aussi, si j’avais su ». Su écrire. Mais elle avait quitté l’école à 13 ans. Cela dit, je n’ai jamais senti, ni soupçonné chez elle de la jalousie ou du ressentiment par rapport au fait que j’écrive, au contraire. La fierté l’emportait et l’orgueil, venu d’une certitude que c’était grâce à elle, à son éducation – favoriser mes études, mon goût de lire, ne pas m’élever en vue du mariage – que j’étais devenue écrivain. Je crois que le conflit se situait ailleurs, qu’il était d’ordre oedipien, comme je l’ai perçu à la réaction de ma mère, atteinte d’Alzheimer – une maladie antisociale, où tout se débonde – quand une infirmière lui a dit que j’avais reçu un grand prix littéraire, le prix Renaudot. Je cite ses paroles rapportées par l’infirmière : « Elle a toujours eu une facilité de parole ! Mais il ne faut pas le dire à son père, il a toujours été à ses genoux ! ». Il faut savoir qu’à ce moment-là, il y avait 17 ans que mon père était décédé. C’était une femme très exclusive, possessive et elle devait considérer qu’il m’aimait trop, qu’il me laissait tout faire.

M.C-M. : Votre mère éprouvait une sorte de dévotion pour les livres, dont elle ne s’emparait jamais avant de s’être lavée les mains. Votre père, à l’inverse, disait que les livres étaient bons pour vous mais que lui n’en avait « pas besoin pour vivre ». Quel est votre propre rapport à cet objet singulier ?
A.E. : La bibliothèque a toujours été pour moi le symbole de la classe cultivée. Les livres, dès que j’ai su lire, ont été l’objet d’un désir quasiment inextinguible. Jusqu’à 18 ans, ce désir a été difficile à satisfaire parce que les livres étaient chers et qu’on n’osait pas aller à la bibliothèque municipale – ouverte, à vrai dire, deux heures par semaine ! – qui n’était pas un lieu pour nous. Il restait les librairies, où ma mère m’a emmenée très tôt. Elle m’offrait des livres dès qu’elle le pouvait. Comme je le raconte dans Les Armoires vides, j’ai vécu dans les livres. Ils ont été une grande source de savoir et m’ont sans doute donné cette fameuse facilité de parole. En réalité, une facilité à l’écrit, pas à l’oral, parce que j’ai longtemps parlé comme tout le monde, dans mon entourage alors que je m’efforçais d’écrire comme dans les livres, que les mots des livres me paraissaient merveilleux. Avec une certaine cruauté et beaucoup de suffisance, il m’arrivait d’en employer certains dont j’étais sûre qu’ils n’étaient pas compris des filles de la classe ou, pire, de mon père. Il n’est pas trop fort, je crois, de dire que ma vie s’est confondue très tôt, dans la réalité et l’imaginaire, avec les livres en général. Mais, en raison même de cette familiarité, il ne me semble pas avoir jamais eu la même attitude de sacralisation que ma mère, même si longtemps je me suis obligée à lire jusqu’au bout un livre que j’ai commencé, mue par l’espérance que je finirais par lui trouver de l’intérêt et aussi par un respect du travail d’écriture. Aujourd’hui, non. Je n’ai plus ce respect inconditionnel et j’abandonne sans hésitation un livre – un roman  souvent – dont je me dis qu’il a fallu bien de la présomption à son auteur pour l’écrire – et de la faiblesse à son éditeur pour le publier. Mais à vingt ans, je devais avoir la même présomption…
L’attitude de mon père était diamétralement opposée à celle de ma mère. Il reprochait à celle-ci de lire des romans, « encore à ton âge » disait-il. Je me souviens de ses protestations, parlant de moi, « elle est trop dans les livres !». Il disait souvent « les livres c’est pas la réalité », ou « c’est pas réel ». Je pense que ces mots m’ont beaucoup marquée. Au fond peut-être que j’ai voulu écrire pour montrer à mon père que c’est la réalité. Peut-être que je veux que l’écriture soit la réalité.

M.C-M. : Est-ce que vos livres sont annotés, écornés, ou en prenez-vous aussi soin que votre mère ?
A.E. : Pas autant mais j’annote mes livres au crayon à papier, qui s’efface. Je n’aime pas les livres tachés ni l’empreinte des doigts sur la couverture. C’est pourquoi j’hésite à prêter mes livres sauf aux personnes qui ont l’habitude d’en prendre soin. Je ne comprends pas qu’on puisse, qu’on ose rendre un livre sali. Je garde donc une forme de respect pour cet objet. Surtout, j’attache tellement de valeur à ce qu’est un livre que je peux en jeter un lorsque son contenu me révolte. C’est un geste symbolique, qui ne changera rien à sa diffusion mais je ne veux pas garder ce livre chez moi, en devenir la passeuse à mon insu. Ainsi ai-je récemment jeté le dernier livre de Gabriel Matzneff, son Journal. Il y a quelques années, j’ai racheté sur Internet un roman que j’avais lu enfant chez ma mère, qui s’appelait La petite reine de l’impasse au Coq, paru dans une collection catholique, que j’avais beaucoup aimé. C’était l’histoire d’une petite fille d’un milieu ouvrier et je m’étais beaucoup identifiée à elle. Je me souvenais d’un détail : tout comme moi, elle faisait du caramel avec du sucre dans une cuillère, qu’on posait sur le fourneau. Le relisant, je me suis aperçue avec stupéfaction que l’antisémitisme imprégnait ce texte, datant des années trente, d’un bout à l’autre. Je l’ai jeté à la poubelle – non recyclable, qui plus est ! – avec une colère et un bouleversement que j’attribue au sentiment d’avoir aimé, enfant, une histoire dont il était impossible alors que je perçoive l’idéologie, comme quand on apprend que l’être aimé est ignoble.

Propos recueillis par Manuel Cervera-Marzal.





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