Hans Magnus Enzensberger; Le perdant radical: Extraits

Le perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur
[Schreckens männer]
Trad. de l'allemand par Daniel Mirsky
Hors série Connaissance, Gallimard 

Parution : 19-10-2006

«(...) Hans Magnus Enzensberger (11 novembre 1929 à Kaufbeuren) est un poète, écrivain, traducteur et journaliste allemand, également connu sous le pseudonyme de Andreas Thalmayr, et qui vit actuellement à Munich-Schwabing.(...)» https://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Magnus_Enzensberger

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(...) La seule chose qui est sûre, c'est que de la manière dont s'est organisé l'humanité — «capitalisme», «concurrence», «empire», «mondialisation» — le nombre de perdants ne se contente pas d'augmenter chaque jour; comme dans toute masse considérable, un fractionnement ne tarde pas à se produire; au cours d'un processus chaotique et obscur, les cohortes de déclassés, de vaincus, de victimes se séparent. Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander une compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure.

Le gagnant radical est lui aussi un produit de ce qu'on appelle la mondialisation, et bien qu'il ne puisse y avoir de symétrie entre ces deux groupes, ils présentent certaines caractéristiques communes. Le «maître de l'univers» économique, qui surpasse tous ses prédécesseurs en termes de pouvoir et de richesses, est lui aussi totalement isolé d'un point de vue social; en règle générale, il est la proie d'obsessions, il perd ne serait-ce que pour des raisons de sécurité, le sens des réalités, il se sent incompris et menacé.

Le perdant radical est presque toujours un homme. Celui qui se prévaut d'une supériorité qui dans le passé était considérée comme allant de soi, et qui ne peut se résoudre au fait que le temps de cette prédominance est terminé, aura un mal infini à digérer cette perte de pouvoir. (Il n'y a pas si longtemps de cela, il y avait au sein des familles allemandes un «chef de foyer»). Pour cette raison, un homme qui se sent comme un perdant radical aura une perspective exacerbée de sa déchéance; considération plutôt étrangère aux femmes.

Toutefois, ce que les autres pensent de lui —qu'il s'agisse de concurrents ou de frères, d'experts ou de voisins, de ses camarades, de ses supérieurs, d'ennemis ou d'amis, et éminemment de sa femme— ne suffit pas à radicaliser le perdant. Lui même doit apporter sa pierre à l'édifice; il doit se dire «je ne suis rien d'autre qu'un perdant». Tant qu'il n'en n'est pas persuadé, il peut bien être en difficulté; il peut être pauvre, impuissant; il peut connaître la misère et l'échec; mais il ne deviendra véritablement un perdant radical que lorsqu'il aura repris à son compte le jugement des autres, ceux qu'il tient pour les gagnants.

Spontanément, personne ne s'intéresse au perdant radical. L'inverse est vrai aussi. Car le perdant radical ne fait pas de ravages autour de lui tant qu'il est seul —or il est très seul; il n'attire pas l'attention, il ne dit rien : il est comme endormi.

Le perdant sert d'objets d'étude et de gagne-pain à de nombreux métiers. Psychologues, travailleurs sociaux, théoriciens politiques, criminologues, thérapeutes et d'autres encore, qui ne se comptent nullement au nombre des perdants, se retrouveraient sans ressources s'il n'existait pas.

Car le perdant a lui aussi son idée sur la question. C'est cela le pire. Il se tait et il attend. Il ne laisse rien paraître. C'est justement pour cela qu'on le craint. Cette peur est très ancienne, mais aujourd'hui elle est plus fondée que jamais. Tous ceux qui disposent d'un tant soit peu de pouvoir social devinent par moments quel énorme potentiel d'énergie destructrice se cache dans le perdant radical, énergie qu'aucune mesure, même bienveillante, voire sincèrement considérée comme utile, ne peut désamorcer.

À tout instant, il peut exploser. C'est là l'unique solution à ses problèmes qu'il soit capable d'envisager : l'exacerbation des maux qui le font tant souffrir. Chaque semaine on découvre dans la presse : le père de famille qui tue d'abord sa femme, puis leurs deux jeunes enfants, avant se se retourner l'arme contre lui-même. Incompréhensible! La rubrique des faits divers parle de «drame familial».

Le prétexte qui a déclenché l'explosion est souvent complètement anecdotique. Car celui qui porte en lui cette violence est extrêmement susceptible, à l'affût de tout ce qui pourrait le blesser. Pour le vexer, il suffit d'un regard ou d'une plaisanterie. Il est incapable de tenir compte des sentiments d'autrui; mais ce qu'il ressent lui-même est sacré. Pour une fois le perdant radical, qu'il s'agisse d'un père de famille d'une soixante d'années ou d'un adolescent de quinze ans qui souffre de son acné, a entre ses mains pouvoir de vie et de mort. Ensuite, comme on dit au journal télévisé, il «se supprime pour ne pas avoir à répondre de ses actes». Les tentatives d'explication ne mènent à rien. Les hommes politiques font part de leur consternation,. On finit par se persuader qu'il s'agit d'un acte isolé.

Si le progrès n'a pas fait disparaître la misère humaine, il l'a profondément modifiée. Au cours des deux cents dernières années, les sociétés qui ont eu le plus de succès se sont arrogés de nouveaux droits, de nouvelles attentes, de nouvelles exigences; elles ont écarté l'idée d'un destin inéluctable; elles ont mis à l'ordre du jour des concepts tels que la dignité humaine ou les droits de l'homme; elles ont démocratisé le combat de chacun pour être reconnu et, ce faisant, elles donné naissance à des espoirs d'égalité auxquels elles ne peuvent répondre; et, parallèlement, elles ont fait en sorte que l'inégalité saute aux yeux de tous les habitants de la planète, vingt quatre heures sur vingt quatre et sept jours sur sept, lorsqu'ils regardent n'importe quelle chaîne de télévision. C'est pourquoi le potentiel de déception des hommes a augmenté à chaque étape du progrès.

Ce qui occupe l'esprit du perdant de manière obsessionnelle, c'est la comparaison avec les autres, qui a tout instant se révèle à son désavantage. Comme le désir de reconnaissance ne connaît par principe aucune limite, le seuil de la douleur s'abaisse inévitablement, et les vexations deviennent de plus en plus insupportables. La susceptibilité du perdant augment avec chaque amélioration qu'il constate chez les autres. La référence, ce ne sont jamais ceux dont le sort est encore moins enviable que le sien. La question de savoir pourquoi il en est ainsi contribue à ses tourments. Car ce ne peut en aucun cas être de sa faute. C'est impensable. Voilà pourquoi il doit trouver des coupables qui sont responsables de son sort.

«C'est ma faute» — «C'est la faute des autres». Ces deux moments ne s'excluent nullement. Bien au contraire : ils s'exacerbent mutuellement sur le modèle du cercle vicieux, dont le perdant radical ne peut se sortir par aucune réflexion; c'est aussi de ce cercle qu'il tire sa force incroyable. Le seul chemin pour échapper à ce dilemme, c'est la fusion des pulsions destructrices et autodestructrices, de l'agression et de l'auto-agression. D'un côté, le perdant ressent au moment de son explosion un pouvoir d'une plénitude unique : son acte lui permet de triompher des autres en les anéantissant; de l'autre, il résout le problème posé en creux de ce sentiment de puissance, c'est-à-dire le soupçon que sa vie pourrait n'avoir aucune valeur, en mettant fin à celle-ci. Un motif de satisfaction supplémentaire réside dans le fait que le monde extérieur, qui auparavant ne s'était jamais intéressé à lui, lui, prête une grande attention dès lors qu'il recourt à la violence. La télévision donne une répercussion à son acte et encourage ainsi d'éventuels imitateurs. Comme l'a particulièrement montré l'exemple nord-américain, cela représente pour les mineurs une tentation à laquelle il est difficile de résister.

Le sens commun a du mal à saisir la logique du perdant radical. Il se réfère à l'instinct de conservation, comme si celui-ci était une donnée naturelle évidente, incontestable. Il s'agit pourtant là d'une idée fragile, qui a beaucoup variée selon l 'époque. Dans la Grèce antique, chaque animal et chaque être humain seraient faits que, dès sa naissance, ils seraient prêts à tout pour se maintenir en vie. Chez Spinoza aussi, ce concept joue un rôle central. Il parle de conatus ( Le terme latin signifie littéralement l'« effort »). Mais chez Kant ( Emmanuel Kant, né le 22 avril 1724 à Königsberg et mort le 12 février 1804, id. Philosophe allemand, fondateur de l’«idéalisme transcendantal»), c'est différent ; selon lui, plutôt que d'un pur instinct, il s'agit de manière plus restrictive d'un postulat éthique. «Le [...]premier devoir de l'homme envers lui-même en vertu de son animalité, c'est de veiller à la conservation de sa nature animale.» Et Lichtenberg ( Georg Christoph Lichtenberg, né le 1er juillet 1742 à Ober-Ramstadt et mort le 24 février 1799 à Göttingen. Philosophe, écrivain et physicien) d'en conclure : «Ce que l'homme est misérable lorsqu'il doit tout faire par lui-même; ce serait exiger de lui un exploit que de lui demander de veiller à sa conservation.» — «Et invariablement j'en suis arrivé au constat qu'un homme chez qui l'instinct de conservation a été affaibli au point de le rendre si vulnérable pourrait se tuer lui-même sans culpabilité.» Ce n'est qu'au XIXe siècle qu'on est passé du devoir à un fait biologique incontestable.

L'humanité ne semble jamais avoir envisagé que sa propre existence devait être considérée comme son bien le plus cher. Toutes les religions premières accordaient de la valeur aux sacrifices humains; plus tard se sont les martyrs qu'on vénéraient. Dans la plupart des cultures, c'est par le mépris de la mort que les héros s'assuraient la gloire et l'honneur. Et, il n'y a pas si longtemps, pendant la guerre froide, il y eut encore des gens pour s'exclamer : «Plutôt mort que rouge!» Et que dire, en temps de paix, des funambules, des sportifs de l'extrême, des pilotes de course, des aventuriers du Grand Nord et des autres candidats au suicide? Manifestement, l'instinct de conservation n'est donc pas chose si assurée. Aucun tabou, aucune menace de sanction n'ont pu dissuader les hommes de mettre fin à leur vie.

Or que se passe-t-il lorsque le perdant radical surmonte son isolement, lorsqu'il s'allie à ses semblables, trouvant refuge dans un cercle de perdants? Dont il n'attend pas seulement qu'il le comprenne, mais aussi qu'il lui témoigne son respect —un collectif de gens qui lui ressemblent, qui l'accueillent chaleureusement, qui ont besoin de lui?

C'est alors que se décuple l'énergie destructrice dont il est porteur, lui faisant perdre ses derniers scrupules; un mélange de pulsion de mort et de mégalomanie s'opère, et à son impuissance vient se substituer un sentiment de toute-puissance aux conséquences catastrophiques.

Toutefois, pour que cela se produise, une sorte de détonateur idéologique est nécessaire, qui conduit le perdant radical à l'explosion. Le contenu idéologique n'y joue qu'un rôle accessoire; peu importe qu'il s'agisse de doctrines religieuses ou politiques, de dogmes nationalistes, communistes, racistes : tout sectarisme, aussi borné soit-il, est en mesure de mobiliser l'énergie latente du perdant radical.

Il est évident qu'il m éprise ses partisans, qu'il ne comprend que trop bien : il sait pertinemment qu'il s'agit de perdants, qui à ses yeux n'ont donc aucune valeur. C'est pour cela qu'il savoure le fait que —comme Élias Canetti ( Élias Jacques Canetti, né le 25 juillet 1905 à Roustchouk et mort le le 14 août 1994 à Zurich. Écrivain. Prix Nobel de littérature en 1981. Défenseur d'une idée pluraliste de la culture européenne dans sa richesse et sa diversité, liée à son parcours de vie singulier) l'a déjà souligné il y a une cinquantaine d'années— ce sont d'abord les autres, au nombre le plus grand possible, ses partisans inclus, qui vont mourir, avant que lui-même ne soit pendu ou ne meure carbonisé dans son bunker.

Un simple coup d'œil à la carte géographique de la planète aurait dû persuader Hitler et ses partisans que la lutte d'un petit pays d'Europe centrale contre le reste du monde n'avait aucune chance d'aboutir. Mais c'est tout le contraire qui se produisit : le perdant radical ne connaît aucune possibilité de résolution des conflits, aucun compromis qui pourrait le relier à un réseau d'intérêts normal et désamorcer son énergie destructrice. Plus son projet est voué à l'échec, plus le fanatisme avec lequel il le poursuit s'accroît. Certes, la rage accumulée s'est déchaînée dans une guerre d'extermination sans précèdent contre tous ceux qu'ils tenaient pour responsables de leurs propres défaites —il s'agissait d'abord d'anéantir les Juifs et le camp qui avait imposé sa loi en 1919—, mais ils ne songeaient pas un seul instant à épargner les Allemands. Leur véritable but n'était pas la victoire, mais l'extermination, l'effondrement, le suicide collectif, la fin dans l'effroi. Hitler lui-même a confirmé ce diagnostique en affirmant que le peuple allemand ne méritait pas de survivre.

Le perdant radical n'a pas disparu. Il demeure toujours parmi nous. Il y a des dirigeants qui lui souhaitent la bienvenue et ce, sur tous les continents, sauf qu'aujourd'hui ils ne représentent qu'exceptionnellement des États. En revanche, il y a pléthore de groupes qui privatisent la guerre et dont les leaders sont appelés «commandants» ou «chefs de guerre». Leurs soit-disant milices et factions paramilitaires se parent volontiers du titre d'«organisation de libération» ou d'attributs révolutionnaires. Il y a des médias qui les désignent sous le nom de «rebelles», un euphémisme qui devrait les flatter. Hors, la plupart de ces factions armées se financent à travers le banditisme, le chantage et le trafic de drogue. Elles se présentent comme des armées, se vantent de former des brigades et des commandos, essaient d'attirer l'attention en rédigeant des communiquées au ton bureaucratique et des revendications ampoulées, et se font passer pour les représentants d'hypothétiques masses. Ils enlèvent et tuent de préférence ceux qui essaient de soulager la misère des zones qu'ils terrorisent, ils assassinent sauveteurs et médecins, et brûle la dernière clinique de la région qui fournissait encore un service médical de base. Et peu importe qu'il s'agisse de leurs ennemis, de leurs partisans ou de personnes extérieures.

La forme la plus pure du terrorisme est l'attentat suicide. Il exerce sur le perdant radical un attrait irrésistible, car il lui permet de donner libre cours autant à ses fantasmes mégalomanes qu'à sa haine de soi. La lâcheté est d'ailleurs le dernier des reproches qu'on pourrait lui faire. Le courage pour lequel il se distingue est celui du désespoir. Son triomphe réside dans le fait qu'on ne peut ni lutter contre lui ni le punir, puisqu'il s'en charge lui-même. Aux yeux de son commanditaire, le kamikaze représente une arme imbattable, puisque aucun satellite de surveillance ne peut le repérer et qu'elle peut être utilisée quasiment partout. Elle est en outre très peu onéreuse.(...)

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