Romain Gary: la nuit sera calme / 9

Ce livre est une longue suite d'un entretien fictif avec François Bondy (avec son accord), ami d'enfance de l'auteur, narrant les années où Romain Gary servait dans les Forces françaises libres puis ses débuts dans la carrière diplomatique. Romain Gary est l'auteur qui pose les questions et qui apporte les réponses.

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Extrait
(...) «Je n'ai pas une goutte de sang français mais la France coule dans mes veines», aime rappeler Romain Gary.


«Au moment de l'abolition de la peine de mort en Californie, en juin 1972, j'ai envoyé de Majorque, où je vis la plupart du temps, un papier au Monde. Je disais dans l'article que cette abolition ne constituait pas à mes yeux un progrès moral mais tirait simplement les conclusions d'une banqueroute morale. Je m'explique. La peine de mort, «châtiment suprême», «peine capitale», était sensée jouer un rôle exceptionnel pour désigner un acte exceptionnel dans l'horreur : l'assassinat. C'était une «désignation de valeur», et cela voulait dire que la vie humaine est sacrée et que lorsqu'on prend une vie humaine, on prend toujours la sienne. Or, en Californie et ailleurs en Amérique, et partout dans le monde, la tuerie, l'assassinat, sous couvert idéologique ou «syndrome de protestation», terrorisme, bombes, otages, exécutions sommaires, sont devenues monnaie courante et tuer quelqu'un, pour une raison ou pour une autre, est un simple «moins un » démographique. Que ce soit au Chili, en Irlande ou en Palestine, il y a reconnaissance d'un véritable «droit de tuer». […]. L'assassinat est entré dans les mœurs. […]. J'avais donc conclu mon papier en disant que si la peine de mort n'a plus aucun sens, c'est parce que la vie humaine n'en a plus, l'assassinat étant accepté de plus en plus comme «mode d'expression» courant. […]. Voilà ce que j'ai écrit. J'envoie mon article au Monde et j'attends. Rien. Ils ne le publient pas. Quelques mois se passent. Je rentre à Paris, le lendemain de l'exécution de deux égorgeurs. Pompidou avait refusé leur grâce. J'achète Le Monde à Orly. Je vois à la première page : «Débat sur la peine de mort. Deux points de vue : professeur Untel et Romain Gary. p.4. Je regarde p.4. Sur une première colonne, l'exposé du professeur en question, contre la peine de mort. Et en apposition : Romain Gary. Cette «mise en page» me faisait immédiatement apparaître comme un partisan inconditionnel de la peine de mort justifiant le refus de grâce de deux assassins guillotinés. Mais dans mon papier, tu trouves le point de vue général suivant : la vie humaine s'est dévalorisée, elle a perdu son caractère sacrée, être pour ou contre la peine de mort dans une civilisation de sang ne veut plus rien dire, du point de vue de la désignation de la valeur-vie. En abolissant la peine de mort, on reconnaît simplement le fait que depuis Staline, Auschwitz et les terrorismes sous toutes ses formes, il existe le droit de tuer. Seulement, par sa mise en page et par le choix du moment de la publication, Le Monde a fait de moi le porte-parole de la peine capitale…».

«Deux femmes dans ma vie ont été tuées par la drogue… […]. Elle s'appelait…mettons, Sophie… Très belle, elle trouvait le moyen d'être jolie en même temps, la beauté seule est souvent assez chiante. […]. C'était à Nice, en 1935. […]. Sophie est partie à Paris. Je suis resté seul avec les mimosas et ils n'étaient plus les mêmes, sans elle. À Paris, la môme tombe sur une ordure qui lui apprend à se piquer. Elle passe de la morphine à l'héroïne. Plus de lettres, plus de nouvelles, j'apprends ça par hasard, par des amis russes. Je vais à Paris et je me mets à la chercher mais quand tu arrives pour la première fois de Nice à Paris, tu es complètement paumé, et j'ai même du vendre mon pétard à un copain d'Edmond, pour bouffer. En trois ans, Sophie est descendue sur le trottoir pour se procurer de la drogue et puis elle est morte d'un excès de paradis. Le truc habituel que l'on voit depuis partout, mais à vingt ans, et à une tout autre époque, ça m'a fait de l'effet… J'ai chialé. […]. Le type en question a été tué dans un règlement de comptes à Pigalle, mais ça ne m'a même pas fait plaisir. Lynn. Lynn Baggitt. L'ex-femme du producteur Sam Spiegel (1). Je l'ai connue à New York, en 1953...[...]. Elle se faisait sauter à l'héroïne. On la foutait à la porte d'hôtel en hôtel, parce que les seringues traînaient partout. Je la trouvais dans le lit en train de s'envoyer en l'air avec l'aiguille. Je ne suis jamais arrivé à savoir par qui elle se procurait la merde. J'ai été sublime de connerie, je lui ai dit : «C'est moi ou la merde.» Elle n'a pas hésité une seconde, elle a choisi la merde. Je ne l'ai plus jamais revue... Hollywood 1958-1959. J'ouvre le journal. Lynn a été trouvée morte, coincée par son lit contre le mur, étouffée : un de ces lits américains qui se cabrent et qui rentrent dans le mur. Elle était dans le coma «extatique» lorsque c'est arrivé. Ça du être atroce, des heures d'agonie...[...]. Donc je réclame la peine de mort pour les trafiquants.[...]. Mais les marchands de drogue ne sont pas des «génétiques». Leurs chromosomes sont en règle. Ce sont des pères tranquilles, qui font du fric. Ils ont eux, une peur bleue de mourir, parce qu'ils ont peur de perdre leur fric... Voilà, encore une fois, pour ma cruauté...».

«Et l'autre jour, à Berlin... J'étais là pour la projection d'un de mes films. Je suis assis à la terrasse d'un café, en face d'un kiosque à journaux... Épinglé au kiosque, en face de moi, il y a un journal en yiddish... Un type s'approche, genre retraité d'Auschwitz, une tête du genre affiche publicitaire «Visitez Auschwitz»... Le bonhomme lit la page extérieure, debout devant le kiosque. Quand il a fini, il se tourne vers le propriétaire du kiosque, le regarde, et l'homme ne dit rien, sort, tourne la page du journal, l'épingle de la même façon, soigneusement, et mon bonhomme continue la lecture... Je suis intrigué, je pose des questions et j'apprends que ce fantôme, ce revenant, vient lire ainsi son journal en yiddish depuis vingt ans sans jamais l'acheter, et que le propriétaire allemand du kiosque tourne ainsi la page pour son revenant juif, tous les jours... Le Juif ne l'achète pas mais exige de le lire et l'Allemand ne le donne pas pour rien, mais le laisse lire, il y a accord tacite entre le Juif et l'Allemand sur les dommages-intérêts, et leur limite exacte, un impôt par accord tacite sur Auschwitz... Et hier, chez un chirurgien d'esthétique... Une mère vient le trouver avec sa fille âgée de quatorze ans. L'enfant a un blair énorme, à opérer d'urgence, copie exacte de celui de sa mère... La maman dit au chirurgien : «Comme vous le voyez, ma fille a besoin d'une opération... Est-ce-que vous croyez que vous pouvez arranger ça? » Le médecin est un vieux routier, il est prudent, il en a vu d'autres, alors il demande : «Arranger quoi, Madame? » Et la bonne femme répond : «Mais les oreilles de ma fille, docteur; quoi d'autre? Vous ne voyez pas qu'elles sont difformes?» Car la fillette avait les oreilles un peu décollées de son père, mais le nez était le même que celui de sa mère et celle-ci ne se rendait pas compte ou ne voulait pas admettre que ce nez était hideux... C'est fabuleux, la nature humaine, c'est toujours sans précédent, des sources toujours nouvelles, ça jaillit sous tes pieds, une fraîcheur toujours recommencée...».



A suivre...


 Notes

1. Samuel P. Spiegel, né le 11 novembre 1901 à Jarosław (Autriche-Hongrie, aujourd’hui Pologne) et mort le 31 décembre 1985 sur l’île de Saint-Martin. Producteur américain. Il a produit notamment l’Odyssée de l’African Queen, le Pont de la rivière Kwaï (7 Oscars), Soudain l’été dernier et Lawrence d'Arabie (7 Oscars). Les films qu'il a produits ont remporté 37 Oscars au total.

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