« Si on m’assassine… » — par Salvador Allende

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Tragique 11 septembre : le président chilien Salvador Allende, élu depuis trois ans, se suicida dans le palais de la Moneda tandis que l’armée, conduite par le général putschiste Pinochet, l’encerclait. S’ensuivit le régime militaire et dictatorial que l’on sait, appuyé par le pouvoir nord-américain (plus de 3 000 exécutions, entre 30 et 40 000 personnes torturées, 130 000 détentions et des centaines de milliers d’exilés). Nous publions aujourd’hui un extrait d’un entretien mené et publié en 1971, introuvable sur Internet, entre Allende et Régis Debray — le second, alors auteur de Révolution dans la révolution ?, sortait de quatre années de détention en Bolivie. Un échange prémonitoire, à la lumière du coup d’État de 1973.



[…] Puisque c’est votre rôle d’unifier les forces de gauche, d’être le catalyseur des forces populaires, on peut penser que l’ennemi intérieur et extérieur aura de bonnes raisons de vouloir vous éliminer. Si cela arrive, que croyez-vous qu’il se produira ?
La classe bourgeoise croit spontanément que c’est la personnalité qui fait l’histoire. La réaction alimente cette croyance et en fait une tactique. C’est pourquoi un des procédés préférés consiste à recourir à ce genre de méthodes, mais nous avons contre elles un peuple conscient. Je crois que ce serait la voie apparemment la plus facile pour la réaction ; mais en réalité, les conséquences seraient pires pour elle. Cela ne veut pas dire que je suis un barrage, mais sans aucun doute, si cela se produisait, il s’avérerait que la réaction n’accepte pas les règles du jeu qu’elle a elle-même établies. On ne peut rien me reprocher. Les libertés ? Elles existent toutes : de réunion, de presse, etc. Le mouvement social ne disparaît pas lui-même parce qu’un dirigeant disparaît. Il peut être retardé, il peut se prolonger, mais en fin de compte, il ne peut pas s’arrêter. Dans le cas du Chili, si on m’assassine, le peuple poursuivra sa route avec la différence que les choses seront peut-être beaucoup plus difficiles, beaucoup plus violentes parce que les masses apprendront une leçon très claire, c’est que ces gens ne s’arrêtent devant rien. Je tiens compte de cette possibilité, je ne l’offre pas, et je ne la facilite pas, mais je ne vis pas non plus dans la crainte qu’elle puisse se produire.
Si les réactionnaires sortent de la légalité, sortirez-vous aussi de la légalité ? et s’ils frappent, frapperez-vous aussi ?
S’ils nous frappent illégalement un coup, nous en donnerons cent en toute tranquillité.

[…] Je voulais parler d’une attaque de front, décisive, d’une rupture ouverte de la coexistence actuelle, d’un soulèvement militaire, par exemple…
Cela dépendra d’eux. Si eux le provoquent, il se produira, mais en tout cas, nous attendrons qu’ils le provoquent eux. Nous sommes sur nos gardes. Pour le reste, nous ne sommes pas mécanicistes. Les affrontements se succèdent depuis longtemps dans l’histoire du Chili. Tu dois connaître la longue liste de massacres d’ouvriers et de paysans, pendant la domination de la bourgeoisie. Qu’entend-on par affrontements ? Ils existent tant qu’il y a des contradictions dans la société et ces contradictions subsistent même pendant la période de construction du socialisme. Laissons de côté les antagonismes, ils sont déterminés par la lutte des classes.

Et la lutte des classes va devenir plus aiguë maintenant.
Naturellement. Tu comprends bien qu’une fois appliquée notre réforme constitutionnelle, des intérêts puissants, nationaux et étrangers vont être atteints. Ceux qu’affecteront la réforme agraire et la nationalisation des banques vont vouloir réagir. Comment veux-tu qu’il n’y ait pas d’antagonismes ? Si nous partons du fait essentiel de la lutte de classes, nous savons que les groupes oligarchiques, les groupes ploutocratiques, les groupes féodaux, essaieront de défendre leurs privilèges à tout prix.

[…] Est-ce qu’on peut dire alors, camarade président, que vous êtes en train de mettre en œuvre votre programme politique, et que, par conséquent, l’affrontement est continuel ?
L’affrontement est permanent. Et s’ils le cherchent, s’ils le provoquent, nous ferons face à un affrontement constant, et nous sommes psychologiquement préparés à cet affrontement ; il ne faut pas que tu en aies le moindre doute.

Non, je n’en ai pas le moindre doute. Le problème n’est pas que vous et ceux qui gouvernent ici soyez préparés à cet affrontement ; c’est que le peuple, lui aussi, soit en mesure de résister ; qu’il soit conscient qu’ici, dès demain, il peut se retrouver face à des situations extrêmes.
Nous l’avons dit au peuple, nous l’avons répété, le peuple le sait. D’ailleurs, je te l’ai déjà dit, notre lutte dure depuis des années, et pour le peuple, ce n’est pas une surprise, il en a une très grande conscience. […] Ici, la classe minoritaire a été détrônée par le peuple ; et c’est bien évident, car si la classe minoritaire était encore au pouvoir, nous n’aurions pas la nationalisation du cuivre, nous n’aurions pas la nationalisation des banques, la réforme agraire, Régis.


Régis Debray et Salvador Allende (Gamma-Keystone, Getty Images)

Oui, mais enfin, jusqu’à maintenant, le gouvernement n’est pas encore sorti des limites du réformisme. Son action s’est située dans le cadre de la Constitution que lui avait léguée le gouvernement bourgeois antérieur, elle s’est située à l’intérieur des limites institutionnelles déjà établies ; c’est pour cela qu’on peut dire que jusqu’à maintenant nous avons eu des réformes. Déjà en 1905, je crois, Lénine distinguait deux types de réformes : celles qui sont destinées à ouvrir la voie de la révolution socialiste, et celles qui au contraire sont destinées à freiner celle-ci, à la dévier, et finalement à lui barrer le chemin.
Je crois que nous avons utilisé celles qui ouvrent la voie à la révolution. Nous avons maintenant la prétention (et cela je vais le dire avec modestie) d’instaurer une voie différente et de prouver que l’on peut faire ces transformations profondes qui constituent la voie de la révolution. Nous avons dit que nous allons créer un gouvernement démocratique, national, révolutionnaire et populaire, qui mènerait au socialisme, car le socialisme ne s’impose pas par décrets. Toutes les mesures que nous avons prises sont des mesures qui conduisent à la révolution. […] Si nous nous référons à l’histoire, il est évident que nous pouvons craindre beaucoup de choses. L’expérience de l’Amérique latine à cet égard est dramatique et elle est sanglante. Nous pourrions parler de la politique du garrot, du dollar, du débarquement de marines, tout cela, nous le savons. Mais nous pensons aussi que les États-Unis aujourd’hui, comme peuple et comme nation, sont en train de passer par des étapes extrêmement différentes des étapes antérieures. Ils ont de graves problèmes intérieurs. Il n’y a pas seulement le problème des Noirs ; il y a le problème des secteurs ouvriers, des étudiants, des intellectuels, de tous ceux qui n’acceptent pas la politique d’agression. De plus, leur attitude au Vietnam a soulevé une répréhension mondiale, et il leur est donc beaucoup plus difficile d’agir en Amérique latine. Pour nous, nous n’avons aucune attitude agressive à l’égard du peuple d’Amérique du Nord.

Si donc il doit y avoir une agression, c’est d’eux qu’elle viendra.
C’est pourquoi je dis que de notre part il n’y aura même pas d’agression verbale. Monsieur Nixon est président des États-Unis et moi je suis président du Chili. Je n’aurai pas un mot de mépris à l’égard de Monsieur Nixon, tant qu’il respectera le président du Chili. S’ils rompent avec cet état de choses qui est une obligation, si, une fois de plus, ils veulent faire table rase de l’autodétermination, de la non-intervention, eh bien !, alors, ils vont rencontrer une réponse digne d’un peuple et d’un gouvernement.

Ils le savent si bien que je ne pense pas qu’ils commettront d’impairs, mais il y a d’autres formes d’agression : économiques, blocus…
Je crois qu’ils ne le feront pas. D’abord, parce que, comme je te l’ai dit, nous avons toujours agi dans le cadre des lois chiliennes, dans le cadre de la Constitution. […]

Il ne nous reste peut-être pas grand-chose à nous dire, cependant, je voudrais poser une dernière question : comment, à partir de l’expérience chilienne, de la victoire populaire au Chili, voyez-vous l’avenir de l’Amérique latine ?
Victorieux ou pas, j’ai toujours dit la même chose : l’Amérique latine est un volcan en éruption. Les peuples ne peuvent pas continuer de mourir au lieu de vivre. Tu sais parfaitement que dans ce continent, il y a 120 millions de semi-analphabètes, ou d’analphabètes totaux ; tu sais qu’il manque en Amérique latine 19 millions de logements, et que 70 % de la population souffre de malnutrition et tu sais que nos peuples sont potentiellement très riches et que cependant tous ces peuples souffrent du chômage, de la faim, de l’ignorance, de la misère morale et physiologique. Les peuples d’Amérique latine n’ont pas d’autre possibilité que de lutter — chacun selon sa propre réalité —, mais toujours lutter. Lutter pour quoi ? Pour conquérir leur indépendance économique et pour être des peuples authentiquement libres, et libres également politiquement. Voilà maintenant ce que je crois être notre grande perspective, et je peux le dire comme président, surtout à la jeunesse, que sur le chemin de la lutte, sur le chemin de la rébellion, sur le chemin de l’union avec tous les travailleurs, là est la grande perspective, notre grande possibilité. Ce continent doit parvenir à son indépendance politique ; nous, nous devons atteindre l’indépendance économique. Viendra un jour où l’Amérique latine aura une voix de continent, une voix de peuple uni, une voix qui sera respectée et écoutée, parce que ce sera la voix d’un peuple maître de son propre destin.

Paru en 1971 aux éditions François Maspero, sous le titre Entretiens avec Allende sur la situation au Chili.

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